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Sur la route de Jisonayli

Petit article sur notre quotidien à Tamale, ville où nous avons passé en tout 4 semaines

Tamale, 3e ville du Ghana et environ 200 000 habitants, a parfois l'air d'un village paumé dans la savane. Et en particulier dans notre quartier, Jisonayli, du nom de la route qui le traverse. Une fois sortis de notre maison le matin, tartinés de crème solaire et armés de casquettes, nous nous enfonçons dans le sable rouge pendant quelques dizaines de mètres ("la plage") avant de tourner à droite pour rejoindre Jisonayli. Sur cette piste, à gauche, notre petit "shop" habituel et un étal sans vendeuse (une habitude ici, de laisser tous ses produits dans la rue en attendant qu'on les prévienne qu'il y a un client). A droite, une boutique de tailleur où deux femmes sont assises près de leurs machines Singer. Elles ont accroché un tissu sur la devanture pour se protéger du soleil - parfois on les dérange pour qu’elles aillent chercher la vendeuse de crédit téléphonique MTN, qui habite juste derrière.

On débouche sur Jisonayli, qu'il faut longer pour se rendre à StarShea. Les camions pleins de sacs de charbon, les trucks recouverts de poussière, les motos transportant une dizaine de cageots de poulet à vendre, les "shared taxis" qui klaxonnent tous les piétons (surtout s’ils sont blancs/rouges et ont l'air d'avoir chaud) se partagent la route. Nous marchons sur les bas-côtés, peuplés de poulets et de chèvres errantes, et séparés de la route par des rigoles où s'empilent déchets, sachets plastiques "Pure Water" et parfois quelques poussins malchanceux. Dès le matin, tout le monde s'affaire, enfants et adultes portent des marchandises ou vont chercher de l'eau. Des femmes enfouies sous des couches de tissus multicolores portent des bassines. Quelques hommes sur des vélos antiques (c'est une activité exclusivement masculine) rejoignent les grandes pistes cyclables de Bolga road menant au centre-ville. Le soleil est tapant dès le matin, et l'air extrêmement sec fait s'évaporer la moindre goutte de transpiration et gerce les lèvres.

Toutes sortes de commerces s'alignent sur Jisonayli: vendeurs de pneus, d'outils farfelus, de portables, tailleurs, épiceries, petits kiosques de fast-food... Des boutiques et des étals minuscules, qui prennent les noms ambitieux de "Umani Ventures", "Food complex" ou encore "Grand enterprise". On attire les regards et saluts des adultes, et les exclamations des enfants ("Silimunga"! = Homme blanc). On tourne bientôt à droite sur la route de StarShea. En approchant du grand manguier, la horde journalière des enfants non scolarisés du quartier court vers nous et se bat pour attraper un bout de bras ou un doigt. Ils nous demandent tous les jours comment nous nous appelons et comment nous allons, et nous conduisent jusqu'au bureau en nous dévorant de leurs grands yeux. Le garde doit parfois les évacuer quand ils arrivent à se faufiler dans la cour intérieure de la maison.

Pendant les dernières semaines à StarShea, tous les coordinateurs de terrain sont là pour suivre une formation sur le business model et l'utilisation des bases de données, et il y a foule. On doit être relocalisés dans le bureau d'un employé de Planète Finance, Hope. A noter: il y a à la fois un Duut, une Patience et un Hope dans cette entreprise. Cette réunion des coordinateurs est l'occasion pour eux de partager leurs avis sur la politique RH, et au final de se syndiquer pour réclamer une hausse de salaire de ... 118%! Impliqués, ils n'hésitent pas à nous rentrer dedans pendant la présentation de notre rapport (de "c'est trop long on ne comprend rien, vous ne pourriez pas juste nous donner un seul pourcentage d'impact?" à "je ne pense pas que vous puissiez tirer cette conclusion d'après ces chiffres") mais finissent par débattre indéfiniment entre eux, nous laissant simple spectateurs. A la fin, une pluie de questions techniques s'abat sur nous, provenant probablement d'étudiants en statistiques: "est ce que vous utilisez la méthode statistique du random sampling?", "quelles sont vos marges d'erreur?".

On déjeune souvent à "L'Osteria Ultimate", un petit restaurant entièrement entouré de baies vitrées (avec vue sur une décharge) qui fait l'effet d'un ovni dans le désert. Leon, ou "boss", sert deux ou trois plats (officiellement, une vingtaine) nécessitant une bonne heure de préparation - c'est un minimum dans le pays d'après notre expérience, il faut souvent prendre ses dispositions à l'avance, passer un coup de fil pour commander une heure avant ou manger un en-cas. En revenant à la maison le soir, on passe par une petite boutique tenue par une femme au sourire éblouissant, qui me subjugue à chaque fois. On pense automatiquement à rentrer vite se brosser les dents en la voyant. Son fils Abdul, une petite chose pleine de poussière, salue les gens en agrippant leurs deux jambes fermement, relevant la tête et sortant sa langue de sa bouche (léchant donc au passage une bonne dose de poussière).

En continuant notre route, on prie presque à l'unisson avec le muezzin pour que l'eau soit revenue à la maison - on a subi une coupure d'eau pendant une semaine dans tout le quartier, donc y compris au bureau. On regorge de stratégies pour économiser l'eau: utiliser l'eau de la chasse pour se doucher, réutiliser l'eau de la douche pour tirer la chasse... On en vient à acheter 10 kilos de sachets de pure water (= eau filtrée) pour se laver. On a également une réserve d'eau potable dans notre "Africlay", un baquet d'eau surmonté d'un grand récipient en argile, servant à filtrer l'eau du robinet.

Pour se remonter le moral, on va en ville faire des razzias de fruits exotiques et de légumes. Il y a toujours un moment de surprise quand on découvre que le prix des pommes de terre est plus élevé que celui des ananas... C'est le moment tant attendu de la saison des mangues: humain ou animal, l'impatience de tous les habitants de Tamale est omniprésente. Les adultes scrutent les branches des manguiers, les enfants échafaudent leurs plans de chippage massif de fruits, les chèvres sont déjà sur le coup, les fruits verts entre les dents.

Arrivant à la fin du séjour, on est triste de quitter Efe, notre colocataire ghanéenne/finnoise/anglaise ainsi que nos connaissances du petit monde de Tamale. On emporte avec nous en souvenir un peu de beurre de karité pour soigner notre peau sèche et nos kilos de lessive en attente (coupure d'eau oblige).

Mais les inattendus et les complications des déplacements en Afrique nous permettent de mieux faire passer nos adieux: à cause de l'Harmattan, notre avion pour Accra est annulé. Pour attraper notre avion pour Jakarta le lendemain nous avons dû prendre in extremis le bus de nuit pendant 16 heures (12 heures normalement, mais le bus a crevé deux fois), au son de chants chrétiens et de tubes de hip hop diffusés à plein volume.

Le centre-ville de Tamale (au moment de prendre le bus):

Petite note de fin sur l'Harmattan: En plus d'être une maison d'édition, c'est aussi la saison sèche dans le nord du Ghana. Elle se caractérise par un brouillard persistent ressemblant à de la fumée, et des températures "froides" (15 degrés) pendant la nuit. Au coucher du soleil, sur les villages, on ne savait plus si cette épaisse fumée blanche provenait des champs que les gens faisaient brûler ou de l'Harmattan qui se déployait sur la campagne. On m'a dit à Kpano que parfois, les enfants reviennent des champs avec les cheveux parsemés de cristaux blancs.

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